12II L'Hôtel du Rail
(Profession, suite)
Il était une fois le magazine français Marie-Claire, 10, boulevard des Frères-Voisins, 92792 Issy-les-Moulineaux, qu'il soit remercié dans les siècles des siècles.
Il était une fois, souvenez-vous, la compagnie d'aviation UTA.
Il était une fois, proposé par une hôtesse dans le vol Paris-Bamako, Marie-Claire.
Il était, ce jour-là, un passager par ailleurs gérant de notre palace local, l'Hôtel du Rail. Il jeta un bref coup d'œil autour de lui. Par chance, personne dans l'avion ne le regardait. Il décida de rompre avec ses habitudes (on se plonge dans les pages roses du Financial Times pour donner l'image d'un homme d'affaires africain de la nouvelle génération, sérieux, moderne, international, sinistre) et se porta volontaire, merci mademoiselle, figurez-vous que je m'intéresse aux femmes et donc aux journaux féminins.
À son arrivée, il était conquis. Il confia à son adjoint, mon cousin, qui me le rapporta, sa décision de s'abonner. Hélas pour lui et pour l'Hôtel du Rail, malgré ses réclamations innombrables à la poste et à la rédaction parisienne, Marie-Claire n'arriva jamais à destination. Car, certaines complicités ferroviaires aidant, nous l'avions détourné avant. Nous, quelques habitantes de Kayes, très avides d'en savoir plus long sur l'amour en France.
Je ne sais si vous vous êtes déjà plongé dans Marie-Claire, Monsieur le Président. L'intérêt inestimable de cette publication, c'est le sexe. Le sexe réel, le sexe concret, le sexe dans notre vie quotidienne, et notamment le mariage. Chaque mois, un dossier sérieux explore une région de cette vaste planète inconnue.
C'est donc dans Marie-Claire que j'ai pu me constituer un catalogue des mariages de chez vous : le mariage échangiste, le mariage sadomasochiste, le mariage avec vie parallèle (variante : le mariage avec vie parallèle et enfant adultérin), le mariage avec fréquentation de prostituées, le mariage avec chambres séparées, avec villes séparées, avec pays séparés, le mariage sans consommation, le mariage à trois, le mariage avec un aveugle, avec un sourd, un cul-de-jatte, le mariage avec un homosexuel, le quasi-mariage avec un animal, le mariage dans le même appartement que ses parents, le mariage entre étrangers, le mariage avec quelqu'un de plus jeune, etc., etc., tous mariages magnifiquement étudiés par Marie-Claire, avec la vie sexuelle correspondante.
Silence. Silence gêné de Marguerite.
Marguerite inspire. Marguerite va avouer : mon mariage appartient à une catégorie tout à fait envisagée par Marie-Claire, numéro de juin 1981, et disséquée avec compétence et cruauté, le mariage ruiné par la jalousie.
Jamais un exemplaire de journal ne fut autant lu, relu, médité, annoté que celui-là. Un mois après, ce n'était plus qu'un torchon, plus parcheminé qu'un manuscrit du Moyen Age et plus taché qu'un tee-shirt d'adolescent. Heureusement, chacune de nous, les curieuses de l'amour en France, l'avait photocopié pour l'avoir toujours près d'elle et continuer à l'étudier.
Ja-lou-sie.
Nous répétions ces trois syllabes avec effroi et ravissement. Ainsi donc s'appelait la démone qui nous hantait le cœur. Il faut que vous compreniez que chez nous, en Afrique, haute terre de la polygamie, cette torture, la jalousie, prospère comme peut-être nulle part ailleurs. Nos vies à nous, les passionnées de Marie-Claire, en sont la preuve. Sous nos grands sourires, sous notre gaieté perpétuelle, nous souffrons. Souvent le martyre. Vous aimeriez, vous, que votre femme, le soleil de votre vie, se choisisse un deuxième époux plus jeune, et puis un troisième et qu'ils viennent tous s'installer à demeure et qu'ils partagent à leur guise le soleil de votre vie ? Oui, figurez-vous, nous souffrons. Mais le mot correspondant à cette douleur est tabou. Habile stratégie des hommes, maîtres de la terminologie. Privées du mot, les femmes ne peuvent nommer leur douleur. Et donc elles endurent. En silence.
Marie-Claire nous avait donné la clef. Jalouses, nous répétions-nous, tu es jalouse, je suis jalouse.
J'entends déjà les protestations :
— Dis donc, Marguerite, as-tu le droit de te déclarer jalouse ? Ton Peul ne s'est marié qu'une fois, il nous semble…
— Attendez la suite. Vous constaterez la virulence et l'étendue de mon mal. D'ailleurs, toujours d'après Marie-Claire, d'innombrables catholiques monogames sont touchés, les hommes tout aussi sévèrement que les femmes.
Cette fois, Marguerite, tu résisteras à la tentation imbécile (l'injurier, le menacer) ; cette fois tu emploieras d'autres armes plus dignes, Marguerite, et ô combien plus efficaces (lui donner à nouveau envie de toi, de toi seule). Marguerite, tu as su profiter de son retard pour te préparer, te parfumer, te coiffer, tes yeux brillent et ta peau est douce comme jamais, même au plus haut de ta jeunesse, alors aie confiance, Marguerite, belle, si belle encore malgré tes huit maternités, aie confiance, souris à ton mari qui revient après une aussi longue absence, allez, mieux que ça, tendrement, érotiquement, comme dans Marie-Claire, qu'il comprenne ton tendre message : mon amour, pourquoi aller chercher ailleurs ?
Marguerite, nous sommes bien d'accord ? Les seuls mots que j'autorise ta bouche à fabriquer et tes dents à laisser sortir sont : « Tu as fait bon voyage ? », pas un de plus, et sans la moindre trace d'ironie. Juré, Marguerite ? Juré. Je ne suis pas folle. Je ne veux pas tout gâcher. Juré, oh oui, mille fois juré !
Ainsi me parlais-je à moi-même, dans les heures, les minutes, les secondes précédant chacun des retours de Balewell. Et maintenant il se tient là, si beau, sur le seuil de la porte, si tendre, innocent, inestimable cadeau du ciel. Un mari d'exception qui mérite ô combien, malgré quelques défauts, la cérémonie érotique que j'ai si minutieusement préparée pour lui. Chaque fois, chaque fois c'est plus fort que moi, je trahis mes mille promesses. Mes lèvres, ma langue, mes incisives maudites, que j'avais pourtant tellement sermonnées, fabriquent la phrase indigne, l'inverse exact du texte si méticuleusement répété :
— Tiens ! Ils ont dû avoir encore une coupure d'eau, à l'Hôtel du Rail !
Plus indignes sont le ton employé (vinaigre + piment + moutarde) et le geste qui ponctue, vulgaire à faire honte (je lève le nez, entre le pouce et l'index droits je m'en saisis l'arête : peut-il comprendre autre chose, celui qui vient d'arriver, que : « Tu pues, mon pauvre » ? ).
Au lieu de me reprendre, de faire comme si cette phrase indigne n'avait pas existé, jamais, jamais, ni le ton ni le geste, tu auras mal vu, mal entendu, c'est normal, mon pauvre chéri, ces voyages t'épuisent, au lieu de repartir d'un bon pied, de réaliser le scénario tant élaboré, de lui décocher le sourire prévu, obligé par contrat, cent fois répété devant la glace, en parfaite imbécile, je me tuerais, voilà que je récidive !
— Comment tu expliques ça ? Un si bon hôtel. Manquer si souvent d'eau, si près du fleuve ?
Je devine votre réaction. Allons, allons, madame Bâ, ne vous accablez pas comme ça, bien des femmes accueillent plus cruellement leur mari retardataire, don penaud du ciel. C'est que vous ne connaissez pas Kayes, ni son Hôtel du Rail. En conséquence, vous ignorez que cet établissement de qualité, aux allures de faux château fort, n'est séparé de la gare que par une place joyeusement animée (nombreux marchands) et un petit jardin ombragé. Il constitue un refuge idéal pour les jeunes femmes, touristes à peau pâle, épuisées par le voyage, la proie favorite d'un sublime cheminot peul, l'incorrigible mari de Mme Bâ et père de ses huit enfants.
Dans un pays normal, l'homme coupable se lave longuement après la faute, Marie-Claire est formelle sur ce point. Elle précise qu'un infidèle se reconnaît à l'odeur inhabituelle de propreté attachée soudain à sa personne, même si certains filous, toujours d'après cette chère Marie-Claire, n'utilisent, pour ne pas éveiller de soupçon, que le savon familial, allant jusqu'à l'emporter partout avec eux, dans une petite boîte de métal bien close, on n'est jamais trop prévoyant.
À Kayes, l'adultère est un sport beaucoup plus risqué. À cause des coupures d'eau qui confondent les fautifs. La coupure d'eau, à Kayes, est la meilleure amie de la femme jalouse, celle qui lui fait économiser le recours à un détective privé (profession de ce fait inconnue chez nous), celle qui gratuitement nourrit ses suspicions de preuves irréfutables, la bonne camarade qui jour après jour rassure : mais non, tu n'es pas folle, ma chérie, ton imagination ne te joue aucun tour, tu es vraiment trompée !
Grâce à la coupure d'eau, une épouse au nez subtil, que n'ont pas émoussé la poussière du ménage, les vapeurs de la cuisine et l'adorable pestilence des bébés, peut reconstituer heure par heure l'emploi du temps de ce misérable allongé près d'elle dans le noir et qui, comme tous les lâches, a trouvé refuge dans un sommeil d'autant plus exaspérant qu'il paraît innocent.
D'au-delà le trépas, Mariama faisait son possible. Elle quittait son séjour pour m'apparaître. Dans la nuit, j'entendais sa voix si chère, inchangée par la mort :
— Ma fille, quelle folie te prend d'ouvrir ta porte à la jalousie, cette stupide maladie typiquement française ? Quel orgueil de te croire pour un homme suffisante et irremplaçable ! Estime-toi heureuse qu'il n'ait pas encore ramené d'autres femmes chez toi. Tu as beau être grande et avoir la peau vaste, comment veux-tu satisfaire tous les appétits de ton mari, ceux de son corps et ceux de sa tête ? Crois-moi, les sentiments sont des malédictions. Reviens à ton rôle. Ferme-toi au reste, toute ta douleur disparaîtra. Etc., etc. Hélas, je ne voulais pas entendre la sagesse de ma mère, je me bouchais les oreilles. Rien ne comptait que ma passion de la jalousie.
Je me souviens de la première révélation. Mon cadeau du ciel était arrivé, comme d'habitude : sale, épuisé, souriant, les gestes toujours aussi bouleversants de lenteur, d'élégance, de grâce. Et furieux. La fureur, chez lui, n'était jamais que murmurée :
— Pardonne-moi. C'est la douche du dépôt. Encore sèche.
Il s'écroula sur le lit ; l'instant d'après, il dormait. Je me couchai contre lui. Mieux vaut, le long de soi, un homme inerte que le vide des jours précédents. Faute de le toucher ou d'allumer la lampe, pour ne pas le réveiller, j'ai toujours beaucoup humé mon mari à ses retours. Mes deux narines en fête lui survolent l'entièreté du corps, à faible hauteur, et s'enivrent.
Le soir de notre mariage, nous avions pris le train, le train légendaire Dakar-Bamako. Voyage de noces, de toutes les noces. Deux jours et deux nuits durant, j'allais m'unir en même temps avec mon Balewell et avec mon continent, cette Afrique dont je ne connaissais qu'un fleuve. Ces deux jours et ces deux nuits : mon trésor. Avant-goût de nos années de frénésie, durant ma stérilité. Depuis, je reste à la maison, prisonnière de mes enfants, comme toutes les mères. Mais demeurent en moi les odeurs de chacune des étapes. Il me suffît de fermer les yeux, je les retrouve, l'une après l'autre, intactes. Le temps n'a rien apauvri de leur magie. Sel humide, poisson séché, rouille marine, souvenirs de Dakar, point de départ, la gare touche le port. Thiès, la fraîcheur des quais à l'ombre des fromagers. Kaolack et ses relents graisseux de cacahouètes. Tambacounda, la porte du four, l'arrivée au pays de la vraie chaleur : la sueur, là-bas, s'évapore avant même de couler et les moustiques frient en plein vol. Mon nez continue sa promenade, je retiens ma langue pour ne pas lécher, caresser, embrasser. Voici, sur la poitrine et les cuisses de celui que je chéris, mes parfums préférés, ceux du cœur de la nuit : le convoi s'est arrêté pour de longues heures en gare de Kidira, à la frontière entre le Sénégal et le Mali. Dans l'obscurité la plus complète, les autorités procèdent au contrôle des passeports. Pour nourrir le train, les villageois ont dressé des tables éclairées seulement par quelques bougies. Ça sent les brochettes, le café au lait, le pain qu'on grille, l'œuf dur écrasé, le Coca-Cola renversé, tout me revient, ces murmures, ces silhouettes quise frôlent, des bagarres vite étouffées, on crie au vol, un éclat de rire, personne ne sait plus qui il est puisqu'on lui a pris ses papiers, soudain l'appel commence, un douanier lit les noms et chacun s'avance pour récupérer son identité.
Mon mari me présentait à tout le monde, il agitait sa lanterne de cheminot, voici ma femme, voici ma femme, sa main me parcourait la peau, je protestais pour la forme, qui pouvait nous voir ? Je tremblais de peur et d'exaltation. Ces quarante-sept heures de train, une à une tellement savourées, furent longtemps mon âme, mon secret, le souffle et la couleur de ma vie. Personne ne pourrait jamais me les arracher, croyais-je.
Et pourtant l'impensable s'est produit. Un soir qu'une fois de plus mes narines vagabondaient sur la peau de mon amour, une puanteur a surgi. Le remugle de la femelle en chasse. L'attente l'énerve, la femelle ; ces ténèbres l'affolent. Sans aucun doute une Blanche, une touriste. Les filles de chez nous n'empestent pas ce genre d'eau de toilette. La femelle blanche s'approche de la locomotive qui dort, elle s'adresse à la plus haute des ombres : c'est vrai que nous devons attendre le jour pour repartir ? Pourquoi, vous n'aimez pas la nuit ? répond une voix mielleuse, une affabilité que je ne connais que trop. Gloussement de femelle. Que s'est-il passé? Mon nez de chien s'active, il furète, il farfouille, mais difficile, pour l'instant, de se faire une idée claire : la suite du voyage a recouvert de poussière les relents de la femelle.
Je respire fort pour ne pas vomir, je me calme, je me raisonne, je me dis que rien n'est plus normal, un agent de la Régie des chemins de fer se doit d'informer les voyageuses, rien de plus, les parfums modernes sont si puissants qu'ils s'attachent partout, même aux hommes fidèles, ceux qui se contentent de fournir aimablement les renseignements qu'une cliente leur demande.
Je ne souhaite à personne cette nuit de Mme Bâ, allongée contre le corps de son mari sur lequel rôde une puanteur lointaine. Car voici qu'elle resurgit.
Je connais par cœur l'Hôtel du Rail. J'ai fouiné, enfant, dans ses moindres recoins. Cette fois, c'est sûr, il a rejoint la femelle dans sa chambre. Et comme l'eau ne coule plus à Kayes, comment effacer les traces de tout ce qui s'est passé sur le lit, par terre ou contre les murs ?
Onze fois, j'ai tempêté, hurlé, griffé, menacé. Onze fois, j'ai pardonné. La douzième, je me suis tue. J'ai gardé pour moi ma détresse, bientôt muée en une indomptable et imbécile colère. Qui m'a conduite, deux jours plus tard, Balewell étant reparti, à déboucher le réservoir du groupe électrogène familial et à y laisser tomber un, deux, trois, quatre, cinq morceaux de sucre, au prix où est le sucre. Refermer. Tendre l'oreille. Ne prévenir personne, ne pas hurler au secours quand la machine s'est mise à gronder, vibrer, puis s'est arrêtée. Sourire quand une légère fumée est montée de la cave, faufilée par les quatre côtés de la trappe. Sourire encore quand des bruits se sont fait entendre : les craquements caractéristiques de la glace qui proteste une dernière fois avant de fondre.
Trois jours plus tard, j'ai accueilli le cheminot-bouvier comme si de rien n'était. Mimé l'étonnement le plus profond devant ses cris. Constaté, sans trembler ni avouer le moins du monde, l'étendue du désastre : des embryons réchauffés, c'est-à-dire pourrissants, un troupeau de fiers taureaux canadiens annihilés, un nouvel espoir ruiné de guérir l'Afrique du manque de viande.
Avant de lancer, mine de rien et non sans racisme, mon Peul éploré vers de fausses pistes et de vrais boucs émissaires : j'ai vu des Mauritaniens rôder, ces gens-là jalousent nos idées modernes.
Le fantôme de ma mère était accablé :
— Tu es fière de toi ? Tu te crois intelligente, Marguerite ? Tu penses vraiment qu'on calme un homme et le rapproche de soi en le privant de son rêve ? Mon Dieu, mon Dieu, ne t'ai-je donc rien transmis? Au revoir, Marguerite, désormais je ne peux plus rien pour toi. Je m'en retourne chez les morts. Eux au moins connaissent les conséquences des choses.
Elle avait raison. Ou mon mari redoublait d'inconduite, pour se venger. Ou les coupures d'eau n'avaient jamais été aussi nombreuses. En tout cas, les puanteurs de femelle se sont soudain multipliées. Une meute de hyènes encerclait Mme Bâ.
Maudit soit mon nez, avant-garde du malheur, annonciateur professionnel des plus mauvaises nouvelles ! Mille fois, en le regardant dans la glace, j'ai eu envie de m'en séparer ou du moins de le raboter, afin qu'il renonce une bonne fois à sa morgue et à cette insupportable manie d'aller toujours humer le drame, où qu'il se produise, tout près ou à des centaines de kilomètres, à des distances que, pour la tranquillité de leurs propriétaires, n'atteignent pas les autres nez, puis de m'en faire, méticuleusement, perversement rapport. Mille fois j'ai approché un rasoir ou un couteau de mon ennemi de cartilage. Le manque de courage m'a empêchée d'accomplir l'acte qui m'en aurait délivrée.
Ainsi, sans mon nez, ma vie aurait continué quelques heures de plus, jusqu'au coup de téléphone fatal (9 h 17), au lieu de se briser net au beau milieu de la nuit.
Comme d'habitude, je m'étais réveillée en sursaut à l'instant même où le Dakar-Bamako s'arrêtait à Kidira, la gare frontière, lieu de toutes les tentations pour un époux cheminot. Comme d'habitude, mes narines battaient la chamade, ravies de me torturer : ne sentais-je pas, au milieu des relents d'huile chaude de la locomotive, ces bouffées d'eau de toilette ?
Je serrais les poings, grinçais des dents. Comme vous savez, j'étais hélas accoutumée à ce mélange de parfums qui précédait chaque trahison de mon mari. Et, pour ne rien me laisser ignorer, je fus soudain submergée par l'aigreur d'une transpiration. Si jamais, dans ces moments-là, aucune goutte ne perle sur la peau de Balewell, certaines femmes, peu respectueuses d'elles-mêmes, ne peuvent s'empêcher de suer abondamment quand elles jouissent.
L'épouse la plus imbécile aurait su qu'elle était, à cet instant, trompée.
Rien de nouveau jusque-là. Tant de souffrances semblables avaient précédé celle-là. L'originalité vint plus tard. Quelqu'un saignait, au loin, à la frontière du Sénégal. Une tiédeur un peu âcre que, comme toutes les femmes, je reconnaissais : mes règles avaient cessé la veille, des écoulements jadis si détestés mais qu'à ma grande surprise, je regardais avec tendresse maintenant que, l'âge venant, approchait l'heure de leur tarissement définitif.
Une odeur de foule montait, et de pétrole : on devait s'attrouper autour du blessé et lever des lampes pour mieux profiter de la tragédie. Aucune erreur possible : le nez maudit ne se trompait jamais. Celui qui saignait venait de mourir.
Si bien que, cinq heures plus tard, les cinq heures de sursis que mon nez trop puissant m'avait dérobées, le très jeune téléphoniste n'eut pas même (sa tristesse de voisin cachait mal sa satisfaction d'amoureux) à m'annoncer la sinistre nouvelle.
— Je sais, dis-je.
L'enquête ne fit que confirmer : le compagnon de l'étrangère empuantie d'eau de Cologne n'avait pas supporté de la voir profiter de l'obscurité pour succomber au charme du premier cheminot venu. Un petit coup de couteau. Voilà comme j'ai été punie par là même où j'avais péché. À jalouse, jaloux et demi. Pardon, ma mère, tu avais raison : les sentiments sont les plus malfaisants de tous les animaux féroces.
Quel rapport, me direz-vous, avec la question n° 12 (profession) ? Patience. Patience, nous y voilà. Marguerite ne restera pas longtemps prostrée.
— Si Papa est mort, Maman, qu'allons-nous devenir ?
La vie réclamait son dû, même si des orphelins, quelque soit leur nombre, peuvent toujours compter, en Afrique, sur la solidarité familiale.